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Julien et sa famille

Enfermé dans son corps

​Les émotions de Julien sont intactes et puissantes. Il aime et déteste avec passion. Ses joies s’expriment par des éclats de rires et une lumière dans les yeux que tout le monde remarque. La douleur, l’inconfort, la peur se traduisent souvent par des spasmes ou des vomissements incontrôlables. Intensément vivant, il se trouve comme enfermé dans un corps qui lui refuse les moyens d’action et de communication que nous utilisons tous les jours sans y penser.

Le rituel de Julien et Vincent

Julien aime son père. Le soir, lorsqu’il l’entend garer la voiture, il pousse des cris de bonheur. Vincent sait que son fils l’attend avec impatience, il ne peut le décevoir. Alors pour ce père commence un cérémonial qui varie selon les jours : il traîne les pieds derrière la porte, il entre en faisant semblant de s’évanouir et se rattrape de justesse au portemanteau. Julien exulte. Vincent le prend dans ses bras, le soulève et l’embrasse. Ainsi enlacés, ils sont seuls dans un monde où n’existe que la joie d’être ensemble.

Juste équilibre

Malgré les secousses de l’existence, le couple tient bon. Georgina et Vincent restent unis, solides. Ils se parlent, rient beaucoup, ils jouent la même partition. Ils veulent une famille où le handicap de Julien ne prenne pas toute la place. Où chacun se sente aimé et respecté pour qui il est. Georgina cherche le juste équilibre : être pour Julien une maman et non une maman-thérapeute. Que chacun de ses enfants reçoive l’attention et l’amour dont il a besoin.

Des rêves pour Julien ?

« Qu’il sache qu’il est aimé, au fond de son être. Qu’il sache qu’il est précieux, du bout de ses ongles jusqu’en haut de sa tête. Qu’il n’a pas été créé par erreur. Qu’il n’est pas une demi-personne, mais qu’il existe une raison unique de sa présence sur cette terre. Que nous trouvions les moyens pour qu’il puisse communiquer et aider les autres à mieux se comprendre. »

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Loli et Manu

L’abîme s’ouvrait devant moi

« Cette électricité qui m’envahissait était le prélude à une chute qui naissait au plus profond de moi. J’essayais de résister, de me secouer comme on dit, mais la fatigue m’étourdissait, je n’avais qu’une envie, me glisser dans mon lit et dormir… Ne plus me réveiller, ne plus affronter mes démons qui jaillissaient, j’étais happée dans cette spirale, je tentais d’en sortir, mais je m’enfonçais doucement, attirée dans une torpeur aussi inquiétante que reposante. Et là je disparaissais, l’abîme s’ouvrait devant moi, j’y plongeais, que pouvais-je faire d’autre ? »

Soudain Loli s’éteint

« A mes yeux Loli est la plus belle femme au monde, je l’admire dans sa facilité de contact, j’aime la voir travailler au jardin, réunir une dizaine d’amis à notre table, fêter Noël en juin. C’est une femme exceptionnelle. Mais il y a un revers à son enthousiasme, à cette soif de vivre : soudain, Loli s’éteint. »

Relâcher la pression

« Lorsque nos deux parents étaient hospitalisés, c’était la course : aller voir ma mère, passer chercher ma grand-mère pour se rendre au CHUV, visiter notre père, raccompagner ma grand-mère qui pleurait… Au retour de nos périples, nous baissions les vitres de la voiture et nous chantions à tue-tête. Une façon de relâcher la pression. Nous aimons toutes les deux le footing. En guise de thérapie, chaque soir nous courions plus de dix kilomètres. Après on dormait comme des souches. »

Me délecter de la vie

« Lors de ces trois épisodes, je me souviens que j’accusais une grande fatigue. Je dois prendre davantage soin de moi, ne pas trop tirer sur la corde. Il est vrai que j’en fais beaucoup. La vie semble m’appeler sans cesse à de nouvelles rencontres. Je vais apprendre à me reposer. Je ne peux dire que j’ai peur de retomber dans cet enfer, j’y pense souvent, mais je veux aussi oublier, me délecter de la vie… Y arriverai-je ? C’est un vrai défi, je vais le relever. »

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Anna et Alessandro

Gravé dans ma mémoire

« Cet instant est gravé dans ma mémoire : nous sommes assis devant le bureau du médecin. Celui-ci demande à Alessandro de se lever, il s’exécute en boitant et en se tenant les reins. Le spécialiste lui fait passer un examen neurologique complet, frappant doucement les genoux, les talons et les chevilles avec un petit marteau. Il lui demande de se déplacer les yeux fermés, en levant les bras, en les dressant devant lui, en touchant son nez avec les mains. Il reste silencieux pendant la durée de l’examen, puis lâche : “Cher Monsieur, je suis sincèrement désolé mais tout porte à croire que vous avez la sclérose en plaques.”»

Prendre mes jambes à mon cou

«Au sortir de ce temps de chagrin, j’ai décidé de repeindre l’appartement avec des couleurs vives et gaies. J’ai aussi beaucoup jeté, je ne voulais pas m’encombrer de souvenirs. J’ai repris le travail très vite, je ne servais à rien, il ne me parlait pas. Je dois avouer qu’au début, j’avais la hantise de rentrer à la maison. L’idée m’effrayait de voir Alessandro diminué, de savoir que je mangerais en silence, avant de commencer à lui prodiguer les soins nécessaires. Prendre mes jambes à mon cou. Fuir.»

Pourquoi moi ?

«Parfois, elle me dit sa colère : “Pourquoi moi ? pourquoi lui ?” Je réponds invariablement : “C’est parce que tu es forte que Dieu t’a envoyé cette épreuve. Je n’aurais pas pu me sacrifier comme tu le fais.” Mes sœurs et moi n’avons pas été élevées dans la plainte. Si une situation ne nous convient pas, on n’a qu’à en changer, point. Et Anna pique des colères, mais elle ne se plaint jamais : elle assume cette fatalité.»

Une grande et belle personne

«Je l’aime tant, ce qu’elle vit me désole. Anna, c’est notre pilier. Peut-être parce qu’elle est l’aînée, elle se soucie de Iolanda et moi : elle nous écoute, nous conseille. Sa générosité n’a pas de limites. Anna est une grande et belle personne qui mérite une autre vie.»

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Simone et Johnny

Pouvoir encore le protéger

Johnny, son fils de trente-six ans, est à côté d’elle dans son fauteuil roulant. Simone ne le quitte pas des yeux, elle lui parle, le réprimande, le cajole. Dans ses mots coule un flot de sentiments mélangés, amour, colère, détresse, mais aussi le bonheur de pouvoir encore le gronder, le protéger. A la cafétéria de la SUVA, elle lui achète une glace ; il aime le goût du café, même s’il doit s’abstenir de déglutir, son alimentation passant désormais par un drain relié directement à son intestin. Mais déjà la glace coule sur le pantalon, goutte jusqu’au sol, mollement retenue par les bords de la table. Simone, entre mots doux et reproches, nettoie, frotte la table avec un chiffon impégné. Elle passe un gant de toilette sur le visage de son fils, répétant chaque geste comme si c’était le dernier. Johnny l’écoute attentivement. S’il peut parler, il ne le fait presque plus.

Je l’ai senti revivre en moi

Johnny s’en est allé le samedi 23 juin 2018 à 13 heures. C’est la fin du chemin. Johnny pourtant n’aura cessé de se battre. Ce 23 juin, alors qu’il est à nouveau tombé, il est dans le coma aux urgences de l’hôpital de Sion. Il s’endort paisiblement entouré de ses parents, de sa sœur et de ses neveux. Katy dit : «Johnny est parti et il nous manque déjà. Sa vie a été difficile mais il nous a beaucoup appris. Tous ces moments de silence partagés avec mon frère m’ont permis d’échanger tellement d’amour avec lui… C’était une belle personne.» Simone se tient droite dans la robe noire achetée avec sa petite fille. «Lorsque Johnny est mort, nous l’avons veillé. Dans ma tête je faisais le compte à rebours, il ne me restait plus que vingt-quatre heures pour le toucher, pour l’embrasser, puis plus que douze heures, puis plus qu’une heure avant que le couvercle ne se referme sur son corps. Et cet instant de séparation définitif qui approchait faisait soudain écho à la voix de l’infirmière qui me soufflait, trente-six ans plus tôt : “ Plus qu’une heure, courage Simone, dans moins d’une heure vous serez libérée, votre enfant aura quitté votre corps.” La boucle est bouclée, je sens que Johnny est retourné d’où il est venu. Au moment où le cercueil s’est fermé, je l’ai senti revivre en moi. Un accouchement à l’envers. Je suis en paix.»

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Sara et son père

Descendre un grand escalier

«La maladie de mon père, je la vois comme un grand escalier, mon père descend une marche qu’il ne remontera plus. Une à une les lumières s’éteignent. Son cerveau devient de plus en plus sombre et laisse place à une sorte de paranoïa. Maintenant, il a peur de tout. S’il lit un article parlant d’une arrestation, il est certain que la police va venir le chercher. Une inondation au téléjournal, il voit déjà son appartement prendre l’eau. La misère le hante. Ces malheurs, il les déplore et les subit, il panique. Je dois plus qu’avant le rassurer. Je sens naître une méfiance, comme si soudain je pouvais devenir son ennemie. Je dois rester prudente, ne pas le brusquer, le rassurer davantage.»

Nous leur avons demandé d’ouvrir l’œil

«Nous habitons Vevey depuis longtemps ; si mon mari connaît la moitié de la ville, je connais l’autre moitié. Nous avons alerté nos amis, nos connaissances, nous leur avons demandé d’ouvrir l’œil. Un jour mon père est parti seul en direction de la gare. Il n’a pas été loin : j’ai reçu deux appels, le premier de ma fille qui avait vu son grand-père et s’inquiétait, le second d’une amie qui me disait de ne pas m’affoler. Elle a pris mon père et gentiment elle s’est dirigée vers mon salon de coiffure. Vevey est un grand village.»

Ne t’en fais pas, je suis là

«J’étais paniqué, j’ai appelé ma sœur en Italie. C’est terrible de ne pas savoir quoi faire face à la souffrance de son père. Je me suis senti proche de lui comme jamais. Je l’ai pris dans mes bras. Ses 70 kilos collés contre moi, son pouls rapide, son angoisse. Aucun son ne sortait de sa gorge nouée. J’avais envie de hurler : “Papa je t’aime, ne t’en fais pas, je suis là, je suis là juste à côté de toi, tout va s’arranger.”»

Comment continuer ainsi ?

« Ma mère, c’est ma proche aidante. Elle ne me fait jamais faux bond, c’est mon dernier rempart avant l’épuisement. Le CMS nous a apporté une liste d’établissements médicosociaux. Je ne souhaite pourtant pas qu’il termine sa vie loin de nous, mais comment continuer ainsi ? »

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René et Mimi

René est loin, très loin

Elles sont autour du grand lit blanc, la mère, les deux sœurs : le médecin parle. C’est une tétraplégie d’origine infectieuse. Bien sûr Patricia comprend chaque mot, sa sœur Fabienne également, mais elles ne peuvent pas entendre l’impensable : «Il n’est pas certain que votre père s’en sorte.» Aux soins intensifs, on lui fait une trachéotomie pour faciliter la respiration. Il va être opéré encore une fois. René est affaibli, il délire, parle de moutons près d’une barrière. Ses femmes le réconfortent, les deux filles ont préservé leur mère, Mimi ne sait pas toute l’importance que va revêtir cette longue nuit. Elles laissent le chagrin s’échapper par des sanglots à peine retenus. René est loin, très loin, mais son corps lutte.

Mon rêve ? Pouvoir marcher dix mètres

«J’ai accepté ma situation, il m’a fallu du temps car devenir tétraplégique suite à un staphylocoque, ça vous plonge dans une colère noire. Cette saloperie est entrée en moi il y a dix-huit mois. Maintenant je suis devenu plus philosophe. Ce qui me permet de ne pas sombrer, c’est le sentiment d’avoir eu une vie remplie, un travail que j’aimais, deux filles et surtout une femme adorable. Les rôles se sont inversés : maintenant, c’est elle qui me soutient, c’est ma proche aidante, sans elle je serais foutu. Je vais continuer à me battre pour récupérer plus de mobilité. Mon rêve  ? Pouvoir marcher dix mètres, ce qui me permettrait d’aller chercher le sécateur à l’établi sans aide !»

L’homme du poème de Kipling

«Mon père, je le vénère depuis toute petite. C’est lui qui a indiqué le chemin, qui m’a soutenue dans mes choix. Il avait toujours une vision juste et sage des choses. Mon père faisait partie de la gendarmerie du lac et à mes yeux, ça le rendait invincible. J’étais et je suis encore fière de lui. Dans l’épreuve qu’il vit, il est resté fidèle à lui-même, il a pris cette tragédie avec calme, acceptant les traitements, les mois d’hospitalisation, une rééducation difficile. Il ne s’est jamais plaint. Mon père c’est l’homme du poème de Kipling. Oui, je l’ai idéalisé, il dégage une force hors du commun.»

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Diane et Paulette

Déjà l’hélicoptère fend l’air

Dans la nuit, les pompiers tronçonnent la voiture pour sortir Diane inanimée, la tête fracassée. Ils appellent le CHUV, c’est une urgence vitale. Déjà l’hélicoptère fend l’air dans une aurore radieuse. Cette journée s’annonce belle. Au CHUV, l’équipe chirurgicale est prête depuis de longues minutes. Une équipe soudée, rodée à ce type d’opération dont on ne connaît pas l’issue. La tension est palpable, dans un silence oppressant les mains sont en mouvement devant le corps inerte. Les chirurgiens décalottent le cerveau. Devant l’importance de l’hématome, ils sont obligés d’extraire l’os cervical. Ils le mettent dans un congélateur. Un voile est déposé sur le cerveau à vif.

Maman, c’est où, Sion ?

Diane a rejoint la clinique de réadaptation de la SUVA il y a neuf mois. «Maman, c’est où Sion ? C’est là que je suis maintenant ? C’est pour aller mieux que je suis là ?» Paulette répond avec patience : «Tu es là pour progresser, tu as vécu une terrible épreuve et tu dois te reconstruire, lorsque je te regarde, je suis si fière de toi. J’ai eu tellement peur.» «Peur de quoi ?» Diane est soudain sur la défensive, la peur de sa mère l’agace. Le choc post-traumatique ainsi que les séquelles cognitives provoquent des passages de l’euphorie à la tristesse en l’espace d’une seconde. Tantôt la colère, tantôt le besoin d’être aimée.

J’aimerais devenir quelqu’un

« J’ai retrouvé la joie de vivre, j’ai moins de colère, je n’ai plus de pensées suicidaires. J’aime écouter de la musique, n’importe laquelle pourvu que ça bouge. Je voudrais tant danser comme avant. Mais je ne marche toujours pas. Cet accident m’a changée, je pense que j’ai gagné en empathie. Je veux me battre pour marcher à nouveau, mais j’aimerais aussi être un exemple de lutte et de courage. Je dis ça, mais parfois j’ai envie de mettre fin à mes jours, je pense que c’est normal. Avoir la même vie qu’avant, je pense que c’est possible, et le lendemain, parce que je ne suis pas parvenue à faire un exercice, j’ai juste envie d’abandonner. J’aimerais reprendre les études au plus vite, parfaire mes connaissances. J’aimerais devenir quelqu’un.»

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Arianit et les siens

Sombrer dans l’inconnu

«C’était intolérable de voir notre enfant sombrer dans le monde inconnu de l’autisme. C’était intolérable de voir un tel désarroi dans son regard. J’étais impuissant, désemparé, et lorsque je le regardais, ses grands yeux semblaient me dire : “Papa, aide-moi, tu as le pouvoir de me faire redevenir comme avant !”»

Le monde s’écroule

Pour Behajdin et Fatmira, le monde s’écroule. Ils savent qu’ils vont faire face, ils savent qu’ils se battront eux aussi avec toute leur énergie, mais au CHUV l’annonce de la myopathie de Duchenne est tombée. Les larmes jaillissent, Fatmira s’accroche à son mari, anéantie. Juste un moment où le chagrin explose, irradie le corps et l’âme. Demain, ils commenceront la lutte.

Nous prenons la vie comme elle vient

«Depuis quelques mois, je sens mon mari plus serein, nous prenons la vie comme elle vient. Arianit est toujours avec nous, nos autres enfants sont en pleine santé, je me dis que la vie ne nous a pas épargnés, mais elle nous a offert aussi des moments de joie magnifique. Avoir un enfant handicapé modifie votre regard, chaque instant est précieux, on ne se préoccupe pas des voisins ; nous évitons de nous regarder le nombril, de parler de nous et de nos petites misères. On n’a pas de temps à perdre.»

Instantanés du bonheur

Arianit, Fatmira, Albulena, Albert et Behajdin sont réunis. Sarah est là aussi. C’est le grand moment des photographies. Le ciel est d’azur, comme il l’a été jour après jour pendant ce mémorable été 2018. Chacun prend la pose à tour de rôle, puis c’est le couple, la fratrie, les parents avec les enfants. Avec dextérité, Arianit amène son fauteuil à la place demandée par Sarah. Il est attentif à tout, fixe tantôt l’objectif, tantôt les autres membres de sa famille. Les prises de vues s’enchaînent, captant les regards, les sourires, les rires, les gestes de connivence et d’amour. Il sera bien difficile de choisir, pour le livre, entre tant d’instants précieux.

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Anna

C’est où la Suisse ?

«Papa, dis-moi, si j’épouse cet homme, je partirai vivre en Suisse avec lui ? Mais c’est où la Suisse ?» Anna regarde son père, il est carabiniere : lui, c’est un homme cultivé, il connaît la géographie. «La Suisse c’est après Domodossola, derrière les montagnes !» Anna sourit : «Donc plus au nord que Milan ? Alors oui, ça me plaît.»

Anna, rebelle

«Arrivée à l’adolescence, j’avais de plus en plus de mal à supporter la mentalité étroite qui régnait dans le sud, J’avais des envies de grand large, j’étais convaincue que loin de ma mère qui me punissait parce que j’avais oublié de prier, elle était bigote, ou encore parce que j’avais osé parler à des garçons et que je chantais en travaillant, ma vie serait forcément plus heureuse ; j’avais un caractère un peu rebelle, mes sœurs filaient doux.»

Anna et la Suisse

«Lorsque je dis que j’ai tout de suite aimé la Suisse, je parle des gens en général. Le racisme n’existait pas où nous habitions, les gens étaient souriants, serviables. Comme beaucoup d’étrangers, j’ai été impressionnée par la propreté, celle des rues et des maisons. Au début, je faisais les courses avec mon mari. Je ne parlais pas un mot de français, j’ai pris le temps de repérer les différents produits que j’utilisais souvent. J’ai très vite réussi à me débrouiller. Je me souviens d’une caissière du supermarché juste à côté de chez moi, elle était toujours prête à m’aider, même si je parlais et comprenais mal le français.»

Anna pendant les années Schwarzenbach

Lorsque les initiatives Schwarzenbach font trembler la Suisse et les étrangers qui y travaillent, certains sont convaincus qu’elles pourraient passer auprès du peuple,  Anna reste confiante, elle rassure inlassablement son mari : «Les Suisses ont trop besoin de nous, de nos bras, ils ne voudront jamais travailler comme on le fait, ils ne nous renverront pas.» Anna regarde ailleurs, perdue dans ses souvenirs : «Nous avions tous les deux un contrat de travail et lors de la deuxième initiative, j’avais le permis C. A l’époque, il fallait avoir travaillé dix ans pour le recevoir.»

Une magnifique grand-mère

«Je pense avoir fait tout mon possible pour être une bonne mère, mais les difficultés rencontrées pour apprendre la langue, pour m’intégrer, mes emplois qui m’occupaient tellement, la dépendance de mon mari ont fait que je n’étais pas assez disponible, sûrement trop sévère, pas assez affectueuse. Je pense être une meilleure grand-mère. Je n’espère pas forcément devenir arrière-grand-mère, mes petits-enfants mèneront la vie qu’ils souhaitent.»

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Maguy

A quoi ça te servira d’étudier ?

«“A quoi ça te servira d’étudier, de toute façon tu finiras à l’usine…” Cette phrase désabusée de mon père a été un déclencheur, car je savais que je valais mieux que ça et que je voulais me réaliser professionnellement et intellectuellement.»

Maguy et l’école

Maguy ne peut pas aller au gymnase ? Qu’à cela ne tienne, elle enchaîne les formations professionnelles. Son rêve était d’étudier le droit et de devenir juriste ? Elle poursuit la route qu’elle s’est tracée, sans une plainte, avec reconnaissance. «J’ai fait un apprentissage d’employée de commerce à la justice de paix. Ensuite, je suis partie à Londres comme jeune fille au pair, j’ai appris l’anglais jusqu’à l’obtention du Proficiency. Pour me payer le billet d’avion jusqu’à Londres et retour, j’ai travaillé le soir et le weekend chez Wendy, l’ancêtre du MacDo.»

Se plaindre n’est jamais une solution

«J’avais déjà l’habitude de gagner mon argent de poche : à treize ans, j’avais été engagée tout l’été au tea-room Le Pierrot – la gérante avait dû modifier mon année de naissance car travailler à cet âge était illégal. Gagner mon propre argent pour m’offrir un tourne-disque, des billets de concert ou des habits ne m’a jamais posé problème. Je n’attends rien de personne. C’est peut-être pour ça que je suis heureuse. Se plaindre n’est jamais une solution.»

Migrer à Copenhague

 «Je n’étais pas effrayée le moins du monde par cette migration. Au contraire, elle m’a enrichie, je suis devenue une femme plus épanouie. Je pense que l’important est ce que l’on fait d’une situation, la manière de l’appréhender est essentielle. C’est peut-être dû à ma personnalité toujours positive, j’ai très vite décidé de sortir de chez moi, d’aller à la rencontre des autres. Ce que je vivais était tout simplement incroyable, moi, la fille de migrants, je migrais à mon tour vers le Nord, comme ma mère l’avait fait 47 ans plus tôt.»

Maguy et sa mère

«Ma mère a beaucoup d’admiration pour moi, pour ce que j’ai réussi. On se ressemble, on est toutes les deux travailleuses, on s’implique dans ce qu’on fait. Anna a été une grand-maman très présente, très aimante aussi. Elle gardait les enfants quand nous sortions le soir ou le week-end ; elle préférait venir chez nous, c’était plus simple pour coucher les enfants. Si j’étais malade, elle disait à son employeur : “Aujourd’hui et demain, je prends congé, je dois m’occuper de mes petits-enfants.” Son travail était important, mais ses petits-enfants ont toujours passés avant.»

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Laura

Le cœur est universel

«J’aime dire que je suis italienne dans le sang et suisse dans la tête. Et dans le cœur je suis juste moi, parce que le cœur c’est universel.»

Le Danemark et la Suisse

«Quand nous sommes partis à Copenhague, mon monde a changé. Je me suis dit que la Suisse n’était pas du tout représentative de la réalité du monde. Les Danois assument leurs actes, il n’y a pas de codes par rapport au corps, les gens se baladent comme ils veulent, ils aiment qui ils veulent. Ils sont dans l’acceptation de l’autre. C’est loin d’être toujours vrai en Suisse, trop de jugements, trop de carcans et de cancans, on supporte mal ce qui sort du cadre.»

Laura et sa mère

«Ma mère est beaucoup plus dans l’air du temps que les femmes de son âge. Si je la compare à d’autres personnes de sa génération et de sa culture, elle est à des années lumières. J’ai de la chance d’avoir une mère aussi ouverte d’esprit et avant-gardiste si j’imagine le contexte dans lequel elle a évolué. Sa curiosité intellectuelle est insatiable. Je pense aussi qu’elle vit à travers mon frère et moi ce qu’elle n’a pas pu vivre jeune. Il n’y a pas longtemps, alors qu’on était en route pour un rendez-vous, je me suis exclamé : “Tu veux toujours te dépêcher : ?” Sa réponse a fusé : “Non, je veux rattraper le temps perdu.” Cet échange résume parfaitement la personnalité de ma mère : elle veut profiter de chaque minute mais ne ressent aucune amertume d’un passé souvent limitatif. Elle aime échanger, se creuser les méninges, toutes les deux, on peut passer des heures philosopher. Ce sont des moments de partage infiniment précieux.

L’héritage des parents

«Le fait d’être de la même culture a dû jouer un rôle dans la solidité du couple que mes parents forment : ils ont un héritage culturel et religieux similaire. Sur l’échelle des valeurs, ils se rejoignent sur des points tellement forts à leurs yeux que c’est inébranlable : l’honnêteté, le travail, le respect, le sens des responsabilités. Je tiens d’eux une conviction&thinsp : la réussite, ça vient ou non, mais c’est à la sueur de son front. C’est paradoxal : mes parents ont tout donné pour nous permettre d’atteindre un certain niveau et qu’on n’ait pas besoin de passer par les galères qu’ils ont vécues. Et moi, qu’est-ce que je fais ? En choisissant la musique, en essayant d’en vivre, je remets tout en cause, je repars à zéro.»

Laura et la musique

«J’ai toujours chanté pour le plaisir et ma famille ; mes amis m’ont souvent dit que j’avais une belle voix, que m’entendre chanter provoquait une émotion en eux. J’étais touchée, je les croyais, mais j’ai voulu me confronter avec la réalité de la scène musicale. J’ai choisi la plus dure : à 23 ans, je suis partie à New York City voir si là-bas on m’apprécierait comme le faisaient mes proches. Je ne connaissais personne. Je m’étais donné pour mission d’être sur scène chaque soir : à New York, les open jam sont beaucoup plus répandus qu’en Suisse ; même quand je n’étais pas bien, que je n’avais pas envie, qu’il faisait moche, je sortais. Ça ne marchait pas à chaque fois, mais je fréquentais toujours des lieux où il y avait un spectacle. Pour échanger, découvrir une autre approche de la performance scénique. Je ne composais pas encore à l’époque. Mon but était de vivre une expérience et de tester mon potentiel de séduction sur scène. Parce que l’art c’est de la séduction, en tout cas quand vous êtes le produit !»

Valoriser ses origines

«Dans mon projet artistique The Calling, je valorise mes origines, mais surtout une vision, un message sous-jacent : comprendre le passé pour construire un meilleur futur. Par rapport à ma grand-mère, il ne s’agit pas forcément de connaître tous les détails. C’est plutôt la transmission qui compte : avoir grandi avec elle, avoir reçu des valeurs ; c’est non verbal, c’est inconscient. Le message de mon projet, c’est de prendre la beauté, la grâce de l’histoire, de son histoire qui devient la mienne.»

Laura et sa Nonna

«Ce qui rend ma Nonna unique à mes yeux, c’est sa gentillesse, son ouverture d’esprit, sa joie de vivre, l’intérêt qu’elle porte aux autres. Elle assiste à tous mes concerts. Je me rappelle avoir participé à un concert à Fri-Son à Fribourg qui durait 4 heures. Le public était debout, je m’inquiétais pour elle, j’ai demandé qu’elle ait au moins une chaise. Lorsqu’un technicien la lui a apportée, elle a souri : “Je n’en ai pas besoin, j’ai pris un petit pliant, ne vous inquiétez pas pour moi.”»

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Maryam

Dans les rues de Kaboul

«En 1999, à Kaboul, j’ai dû porter le voile, et ces invraisemblables couches d’habits sous lesquels on crève de chaud. J’étais couverte des cheveux aux orteils, mais je ne me suis jamais sentie aussi nue. Dans la rue, certains hommes me jetaient des amandes dans le dos pour que je me retourne et qu’ils puissent voir un peu de mon visage. Quand je racontais ça à ma mère, elle en riait. Mais je trouvais leur comportement insultant.»

Le défi de l’intégration

«Pour un enfant issu de la migration, le défi est énorme : il faut apprendre une langue, apprendre à l’écrire, découvrir les bonnes méthodes de travail dans un nouvel environnement scolaire. Ça fait beaucoup d’informations à assimiler ! En plus, il faut essayer de comprendre les codes sociaux permettant de s’intégrer. On ne mesure pas toujours la difficulté de cet apprentissage. Je donne un exemple : je venais d’un endroit où, quand des hommes étrangers à la famille entraient dans une pièce, les femmes devaient immédiatement en sortir. Ici, en Suisse, tout était différent. Est-ce qu’il fallait rester discrète, effacée, est-ce qu’il fallait s’imposer ? Comment être soi-même, comment “être” tout simplement dans l’espace public ?»

La xénophobie

«Les enfants ne sont pas instinctivement racistes ; s’ils le deviennent, c’est certainement l’influence familiale et l’éducation reçue. Je me souviens d’une scène qui m’a marquée. J’étais chez une petite camarade, nous jouions dans sa chambre remplie de jouets (pour moi on était chez Disney !). Sa mère est entrée dans la pièce et a dit, en s’adressant à elle seule : “Viens, on va goûter.” Elle ne m’a pas proposé de les accompagner. Je suis restée toute seule dans la pièce. Après ce goûter, nous avons recommencé à jouer ensemble et, au moment de partir, la mère nous a rejointes et a fouillé mes poches pour vérifier si je n’avais rien volé. Pour un enfant, c’est un comportement ultra violent, ça m’a marquée pour longtemps.»

Passage naturel à la politique

«J’ai toujours été intéressée par le débat politique. Enfant, quand j’entendais des adultes en parler, j’étais déjà attentive. Mais en famille, je n’avais pas voix au chapitre. Un jour, alors que je venais d’obtenir mon permis de vélomoteur, je suis intervenue dans une conversation de mon père avec mes frères sur le trafic, la circulation. Ils se sont subitement tus. C’était étrange parce que nous ne touchions même pas à un sujet “sensible” comme la religion ou les mœurs. Comme si, indépendamment du sujet traité, une fille ne pouvait pas avoir sa place dans un espace de discussion avec les hommes. Je l’ai ressenti comme une incroyable injustice. Et du coup, je me suis mise à débattre avec mes amies et mes camarades sur tous les enjeux politiques de l’époque, sur les votations, les élections. Le passage à la politique s’est fait tout naturellement à partir de là.»

Mes origines, un problème
pour les électeurs ?

«Mes collègues n’attachent guère d’importance à mes origines – certains sans doute ne les connaissent même pas. On peut bien sûr rencontrer des réactions xénophobes chez certains électeurs. Un jour, à la veille des élections, un collègue politicien m’a dit : “Vu tes origines, tu seras quelquefois biffée, mais tu passeras.” C’était plutôt raide de le dire comme ça, mais c’était vrai : on m’a quelquefois biffée à cause de mon nom. Mais je ne le prends pas personnellement, parce que je me sens tout à fait suissesse, j’ai épousé les valeurs de ce pays, avec sa culture et sa langue : aujourd’hui, je pense et je rêve en français.»

Chez moi c’est ici

«Après la chute des talibans, je me disais que, puisqu’ils avaient été battus, je retrouverais le pays que j’aimais, mais l’Afghanistan de mon enfance avait simplement disparu. A moins d’un miracle, il n’existera plus. Je ne suis pas sûre que je le reverrai de mon vivant, sauf peut-être pour le montrer à mes filles si cela redevient possible. D’autre part, je m’étais vraiment enracinée à Genève avec l’enseignement et la politique. “Chez moi“, désormais, c’était ici. Ce fut une sorte de rupture affective, difficile, douloureuse, mais nécessaire. Je rompais avec un pays resté tellement patriarcal, et aussi, d’une certaine manière, avec ma famille si pesamment conservatrice. Aujourd’hui, j’aide régulièrement une femme seule qui vit à Kaboul avec ses enfants, dont j’espère pouvoir financer les études.»

S’affranchir de sa communauté

L’obstacle le plus sérieux que rencontre une femme migrante, c’est de s’affranchir de sa communauté, surtout si elle est patriarcale ; il lui faut fuir ce père, ce frère qui refusent qu’elle ait une vie sentimentale, qu’elle existe en dehors du cadre familial. J’avais des amies qui ont dû porter une queue de cheval jusqu’à l’âge de 18 ans. Lorsque l’une d’elles quittait le domicile, la mère s’assurait que sa fille n’avait rien dans son apparence, dans son habillement qui puisse attirer le regard des hommes. Je suis scandalisée, ces jeunes femmes transpirent le mal être. Elles doivent absolument rompre avec leur milieu si elles veulent trouver un équilibre, et ensuite du travail. C’est une véritable chape de plomb qui pèse sur elles, un plafond de verre qu’elles doivent percer, pour embrasser les valeurs de l’Europe, les valeurs de la Suisse.»

L’Afghanistan s’enfonce dans le néant

«Je suis très inquiète. Les talibans n’ont pas les compétences intellectuelles pour diriger un pays. Je me rappelle avoir lu qu’un journaliste avait présenté une mappemonde à un des dirigeants actuels et qu’il n’a pas su situer l’Afghanistan. Il ne voyait même pas où se trouvait l’Asie. Je trouve dangereux qu’un pays se prive de la moitié de ses cerveaux. Interdire l’école aux filles est terriblement dommageable. Ce qui me choque chez les talibans, c’est leur niveau intellectuel très bas, leur conservatisme, leur vision étriquée du monde ; c’est terrible, car une large partie de la population leur a fait confiance et elle meurt maintenant de faim. Il y a quelques dizaines d’années, l’Iran et l’ayatollah Khomeiny imposaient le port du tchador, le pays semblait perdu. Mais aujourd’hui, en Iran, les femmes ont accès à l’université, elles conduisent leur propre voiture. L’Iran s’ouvre au monde, s’émancipe au moment où l’Afghanistan s’enfonce dans le néant.»

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Zamila

J’ai envie d’embrasser cette terre

«Lorsque j’arrive à Kaboul, j’ai envie d’embrasser cette terre, celle de mes ancêtres, celle qui m’a vu naître. Je sens immédiatement mes batteries se recharger, j’ai besoin de voir les gens, j’ai besoin d’entendre le bruit de la ville, de respirer ses odeurs si particulières… Je pourrais donner ma vie pour ce pays. La terre afghane et son peuple font partie de mon ADN, je les ressens dans mes tripes, au plus profond de moi.»

Un départ difficile

«Je n’oublierai jamais le jour de notre départ : toute la famille nous a accompagnés à l’aéroport, nos grands-parents, nos oncles et tantes, nos cousins et cousines. Ce n’était qu’embrassades au milieu de torrents de larmes, la famille nous enlaçait, nous serrait dans ses bras. C’était surréaliste, avec mes frères et sœurs nous nous demandions vers quel pays nous partions. Un tel accablement signifiait forcément que l’endroit ne serait pas réjouissant. Il m’arrive encore d’y penser. J’ai laissé un peu de mon insouciance dans cet aéroport.»

Une deuxième maison

Zamila est une figure de Carouge, chaque personne qui passe devant le salon de coiffure lui envoie un geste amical de la main. Sa clientèle lui est fidèle, beaucoup sont devenus des amis. «J’aime à dire que je suis en vacances 365 jours par an, parce que mon salon, c’est ma deuxième maison.»

Zamila et sa mère

«L’Afghanistan, c’est aussi le souvenir de ma mère, une femme éduquée qui nous a enseigné la bienséance. C’était la première femme de Kaboul que je connaissais à posséder un livre de recettes rédigées en persan. Nous étions des enfants polis, on savait se tenir à table comme dans l’espace public. »

Les enfants de l’école que j’ai créée

«En Afghanistan l’uniforme est obligatoire, une manière de gommer les inégalités sociales. Nous achetons le tissu, qui est confectionné sur place. Chaque élève reçoit gratuitement son uniforme et lorsqu’ils l’étrennent, c’est la fête, leurs yeux brillent de joie et de reconnaissance. Maintenant, avec les talibans, les filles ne peuvent plus venir à partir de la septième année. Nous sommes en négociation avec eux pour permettre aux jeunes filles de plus de douze ans de retourner en classe, afin qu’elles ne perdent pas leurs acquis.»

Faire chanter et danser Carouge

«Pour récolter l’argent nécessaire, j’organise des événements, des concerts dans mon salon et dans la rue adjacente. Je n’ai pas d’ordinateur. Avec mon téléphone, un peu comme dans l’ancien temps, j’envoie des messages. Généralement, je prépare une raclette. L’ambiance est magique, les gens dansent et virevoltent au son des violons. Rien que d’y penser j’en ai les larmes aux yeux, la générosité des habitants de Carouge est magnifique.»

Ouvrir un restaurant
pour les femmes à Kaboul

«J’aimerais pouvoir ouvrir à Kaboul un restaurant pour les femmes et géré par elles. Les femmes doivent pouvoir se retrouver, échanger sur des sujets qui les concernent comme la contraception. Elles doivent apprendre à s’imposer, à prendre leur vie en main. La présence d’une gynécologue me semble essentielle. Les jeunes filles, comme leur mère, ont besoin d’être mieux informées sur la contraception, les grossesses, l’avortement. Mais je ne suis pas dupe, tant que les talibans sont au pouvoir, ce n’est pas possible.»

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Yllka

Ne vous faites pas tuer

C’était un matin. J’étais en troisième année, les milices serbes ont jeté du gaz lacrymogène dans la cour de récréation puis jusque dans les classes. Nous étions tétanisés, la maîtresse nous criait de nous cacher sous les tables, puis elle a supplié : “Partez, éparpillez-vous, rentrez chez vous, ne vous faites pas tuer.” Je ne l’ai jamais revue.

Mon père

«Lorsque je vois mon père penché sur un ouvrage de philosophie, je sens monter en moi un sentiment de fierté infini. Cet homme s’est sacrifié pour une cause, quel parent peut en dire autant ? Pourtant, en famille, on parle peu du passé. Mon père n’évoque que rarement ses années de privation de liberté. Par pudeur ? Sûrement : chez nous, les hommes n’évoquent pas leur douleur. Les souffrances, comme le bonheur, sont contagieuses, il ne faut pas trop les partager.»

Ma mère

«La relation que j’ai avec ma mère est empreinte de respect et d’admiration. Elle a connu la solitude d’une femme élevant seule cinq enfants pendant plusieurs années, les privations, la guerre. Elle a toujours fait face avec beaucoup de courage. Elle nous encourage avec mes frères et sœurs à poursuivre nos études, à apprendre des langues. A ses yeux, l’autonomie financière est essentielle à une vie réussie. Parfois lorsque nous discutons toutes les deux, elle me dit que la Suisse lui a rendu sa dignité de femme que le régime serbe lui avait volé ; elle n’a pas oublié son licenciement qui la précipitée dans la pauvreté en ne lui laissant que le rôle de femme et mère au foyer auquel elle n’avait pas aspiré.»

L’enfance

«Le soir, tous ensemble, nous écoutions la radio en silence ; nous apprenions que le village d’à côté avait été bombardé : combien y-avait-il de morts ? Quelle autre ville avait aussi été envahie, combien de personnes en fuite, sur les routes ? J’avais huit ans, j’avais neuf ans. J’écoutais sans un mot, et le lendemain j’allais en classe. J’aimais bien l’école, mais je restais sur le qui-vive, jamais on ne parlait politique… Et si un père avait envoyé son fils comme espion ? Il fallait rester prudent, toujours sur ses gardes. C’était ça, mon enfance.»

Menacée dans un bus

«Je me souviens d’un contrôle dans un bus scolaire. Lorsque la milice a reconnu le nom de mon père sur la pièce d’identité que je leur tendais, ils m’ont invectivée, frappée et jetée hors du bus en me saisissant par les sangles de mon sac d’école. J’ai atterri dans la poussière. Si j’ai crié ? Surtout pas, il ne fallait pas se faire remarquer, j’ai nettoyé mon vêtement et j’ai rejoint ma classe.»

Sur la route de l’exil

«Nous étions affamés, avec mes frères et sœurs, nous dévorions le pain que ma mère avait réussi à subtiliser, nous ajoutions beaucoup de sucre. Certaines familles qui nous logeaient gratuitement estimaient normal de prendre le peu de nourriture que ma mère recevait de la Croix-Rouge. Nous errions toute la journée, il n’y avait rien à faire. On allait à la mer, mais je ne savais pas nager, je m’étais fait quelques amies, qui s’amusaient à plonger. Je les regardais au loin rire de bon cœur. Je restais seule sur la plage, des milliers de questions hantaient mon esprit. Qu’allions-nous devenir ? Qu’allais-je devenir ?»

La pauvreté

«J’ai su ce que pauvreté voulait dire lorsque j’ai découvert l’aisance. Si on n’a rien connu d’autre, comment savoir ce qui pourrait nous manquer ? Avec mes cousins et cousines, nous n’avions pas de jouets, on s’amusait tout un après-midi avec un morceau de bois et on riait beaucoup.»

Albanaise du Kosovo

«A mes yeux, le Kosovo n’existe pas vraiment, nous sommes des Albanais qui vivons dans un pays qui a été baptisé Kosovo. Je ne dis jamais que je suis Kosovare, je dis que je suis une Albanaise du Kosovo. Nous possédons le même drapeau, nous parlons la même langue que les Albanais. D’ailleurs, en Angleterre, ils ne font pas cette erreur : à Londres, les gens me disent : “Ah, vous êtes Albanaise !” Jamais ils n’emploient le mot «kosovar» : c’est propre à la Suisse de nous appeler ainsi, peut-être parce que la Confédération s’est beaucoup impliquée pour la création du nouvel Etat.»

Discrimination

«A seize ans, j’ai postulé pour travailler les week-ends dans une poissonnerie. Le gérant, lorsqu’il a su que j’étais Albanaise, m’a demandé si j’avais un casier judiciaire. Je ne savais pas ce que cela voulait dire, mais j’ai compris que c’était grave, qu’il y avait un lien avec la loi, la justice. Pourquoi me demander ça ? J’ai refusé le poste.»

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Sayanthini

A l’aéroport

«On se rend dans un tribunal aménagé dans l’enceinte de l’aéroport. Je ne comprends rien, on ne me comprend pas. L’avocat est impuissant. Il avait demandé un traducteur, mais il n’y a personne. On me ramène sans ménagement en prison et le lendemain deux policiers viennent me chercher, ils me menottent à nouveau. La jeep s’arrête devant un avion à destination de Colombo. Je me débats, on me houspille, je crie, on me somme de me taire. Lorsqu’on me fait monter dans l’avion, je mords un policier ; je suis totalement paniquée.»

Difficile intégration

«Quel cauchemar ! Je restais enfermée tout le temps. J’étais en cage. Je n’osais pas sortir. Par la fenêtre je voyais des gens : que font-ils ? Où vont-ils à marcher si vite ? Tout est gris. Partout du bitume. J’ai peur. Je me sens comme un arbre que l’on a arraché. Mes racines n’arrivent pas à trouver un sol propice pour reprendre vie. L’opulence de la Suisse m’indiffère. Je me renferme sur moi-même, sans cesse sur mes gardes. Je reste prudente, méfiante et surtout très seule. J’attends mon mari. J’attends toujours mon mari. Je ne fais que ça.»

L’apprentissage du français

«Ma langue ne s’écrit pas en alphabet latin. Comment vais-je faire pour apprendre le français ? D’abord le vocabulaire. Il me faudra un certain temps pour le maîtriser. Pendant quatre ans, je progresse peu. Mais c’est comme une renaissance, la pratique de cette langue me plaît chaque jour davantage. Et surtout, elle me permet de m’ouvrir aux autres. Je décide de m’investir de toute mon âme, le français sera ma porte d’entrée vers une vie meilleure.»

Là-bas, l’âme est sans cesse nourrie

«Il faut compter 4’500 francs rien que pour les billets d’avion. C’est vrai que c’est cher, mais l’argent n’est pas important. Retrouver ma mère, mon frère un mois durant, voilà ce qui l’est vraiment. Le retour en Suisse est toujours difficile. Ici on vit dans un appartement sans âme. Là-bas, l’âme est sans cesse nourrie ; j’aime me coucher devant la maison, je ressens la beauté de la vie au plus profond de moi. La nuit, nous ne dormons pas sur des matelas, mais sur des feuilles de palmiers, une autre manière de rester connectés à la nature. Il y a toujours des personnes qui viennent nous rendre visite. On ne prend pas rendez-vous. Les gens passent, entrent et c’est tout. En Suisse, c’est très rare qu’une personne sonne à la porte pour simplement venir boire une tasse de thé.»

Le travail en Suisse

«J’aime la Suisse. J’ai mis beaucoup de temps à m’y sentir bien et surtout à y trouver ma place. Je me suis même habituée à la rigueur du climat. Mais en Suisse, le travail est au centre de nos vies. Même les femmes doivent seconder leur mari, un seul salaire ne suffit pas ; au Sri Lanka, la femme a davantage de temps, elle s’occupe des enfants, du ménage. En Suisse, la charge mentale d’une femme est importante, elle doit penser à tellement de choses. Mon mari organise son rythme de vie plus tranquillement. Même s’il travaille à temps plein, il a davantage de temps libre que moi.»

Une âme sauvée par Dieu

«Souvent, en Suisse, je suis surprise d’entendre des personnes qui craignent la mort. Je ne crains pas la mort, elle fait partie de la vie. Si mon mari mourait, je serais triste, mais je continuerais ma route. On naît, on meurt, rien de plus normal. Et si je m’écoutais vraiment, si je n’étais pas attachée à mes enfants, j’aimerais partir pour un long voyage. Non pas au Sri Lanka, mais en Inde. J’aimerais prendre le temps de visiter les temples hindous. Je crois que les épreuves comme les grands bonheurs que j’ai vécus m’ont rapprochée d’une forme de spiritualité. Je crois au Karma et dans la réincarnation, celle d’une âme sauvée par Dieu.»

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Thérèse

Ils nous ont tout pris

«Après avoir assassiné mon père, ils nous ont tout pris, la propriété, le bétail, le camion, jusqu’à son vélo et sa pièce d’identité qui faisait office de livret de famille. Ils ont vidé les comptes. Ils voulaient détruire notre maison, j’entends encore un policier se vanter : “Savourons notre victoire et allons-nous-en. Ils n’ont plus rien, la mère et les enfants ne survivront pas !”»

Le début de la guerre

Bujumbura se situe au bord du lac Tanganyika. Thérèse abandonne sa maison en novembre 1993, un mois après l’assassinat de Melchior Ndadaye. «C’était violent, sanglant. On s’était réfugiés chez des amis qui nous ont abrités ; une chance, car beaucoup dormaient à la belle étoile, et la nuit il faisait très froid. Au loin, on entendait le bruit des mitraillettes, des mortiers, des bombes. On entendait les cris des gens torturés, massacrés. On a failli être exécutés plusieurs fois, je me demande encore comment nous en avons réchappé.»

L’arrivée en Suisse

«Quand nous sommes arrivées avec nos robes légères à manches courtes, nous avons été saisies par le froid. On venait d’un pays tropical : le brouillard, on ne savait pas ce que c’était. Au début on empilait les tenues les unes sur les autres. Après nous avons appris qu’il existait des vêtements chauds et adaptés pour la saison. Là-bas, le Burundi, n’était plus ce pays de soleil que nous aimions tant. On s’est résignés, il était inutile de seulement imaginer y retourner : il suffisait de se remémorer les bruits des grenades, les jets de pierres, les massacres à la machette, les longues épées, les cadavres jonchant les routes. Mais si j’étais consciente d’être une privilégiée, l’intégration ne fut pas simple. J’étais une maman seule, vraiment seule, avec mes deux filles. Dans le premier centre, on dormait à huit dans une petite chambre, avec des lits superposés. Il régnait une discipline rigoureuse.»

Le premier 1er Août

«Je me souviens de notre premier 1er août, on était à Genève depuis 6 mois, lorsque nous avons entendu les pétards, vu des feux immenses sur le lac, au loin dans des villages. Avec mes filles nous nous sommes précipitées dans le centre, nous sommes restées cachées sous le lit jusqu’à ce que les bruits se calment. J’étais horrifiée, même la Suisse n’était pas un pays sécure, même en Suisse nous étions en danger ! Je me souviens aussi lorsque nous voyions de simples militaires avec leur barda qui patientaient à un arrêt de bus, nous prenions nos jambes à notre cou. Si maintenant je ris de ces mésaventures, je mesure à quel point nous étions traumatisées.»

Vers l’indépendance

«Nous avons déménagé dans notre propre appartement, à Châtelaine, un quatre pièces avec deux chambres, un salon et une cuisine. Je bondissais de bonheur. J’avais un salaire qui me permettait de quitter l’Hospice général, j’étais autonome, je pouvais voler de mes propres ailes. En 2011, j’ai obtenu le passeport suisse. Quelle joie ! J’ai pour la Suisse une reconnaissance éternelle, elle m’a offert une patrie, la sécurité, une éducation pour chacun de mes enfants, un travail et de nombreux amis.»

Premier retour au pays

«Je suis arrivée à Bujumbura en 2002, je me suis rendue dans le quartier où j’avais vécu de si belles années, je voulais voir si ma maison était encore debout. Elle avait été rayée de la carte. Ce fut un choc, c’était insensé, cette maison où j’avais vécu de si beaux moments n’existait plus. J’ai voulu me rendre au nord sur la tombe de ma mère, la situation était encore tendue. C’était trop dangereux. A partir de 17 heures, il n’y avait pas âme qui vive dans la rue, il fallait vite regagner son domicile. On entendait des tirs, des cris dans la nuit.»

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Helena

Le procès de la grand-mère

«Ma grand-mère et son mari étaient respectés et adorés dans leur village. Dans les années 1950, on a commencé à persécuter tous les propriétaires, les “ennemis du peuple”. Ma grand-mère a été jugée parce que sa famille possédait un peu de terres… Mon père l’a accompagnée au procès. Il est rentré effondré. Le plus sinistre voyou du village était devenu juge du peuple. Il se permettait d’insulter ma grand-mère. Papa a ressenti cette douleur, cette souffrance d’être impuissant. Là, j’ai pensé : “Dès que je peux, je quitte ce pays !”»

Le procès Slánský

«Une amie, avec qui j’ai étudié à Prague, a été directement touchée. Son père était l’un des accusés du procès. Il n’a pas été pendu, mais il a passé de nombreuses années en prison et finalement il a dû émigrer. Si vous avez vu L’Aveu, d’Artur London, mis en scène au cinéma par Costa-Gavras, vous vous souvenez peut-être d’une scène où apparaissent deux petites filles : c’est elle avec sa sœur ! Elle m’a raconté qu’en première année, une camarade d’école lui a déclaré : “Tu sais, mes parents m’ont expliqué, on ne peut pas être amies parce que ton papa est un ennemi de classe.” Elle a répondu : “Mais mon papa n’est pas dans notre classe ! Et dans tous les questionnaires, elle notait : “Maman : docteur en chimie ; papa : prisonnier”. L’anecdote est drôle, mais l’ambiance générale l’était beaucoup moins. A l’âge que j’avais, je ne comprenais rien à la signification politique du procès Slánský, mais je sentais à l’attitude de mes parents que quelque chose n’allait pas. Tout était retransmis à la radio. Mes parents écoutaient, figés, ils savaient que les accusés avaient été torturés et drogués, on leur avait dicté un “témoignage” qu’ils débitaient d’un ton monocorde. Nous, les enfants, on jouait, mais on avait l’oreille tendue. Quelque chose de terrible planait au-dessus de nos têtes. Même mon papa, ce héros merveilleux et plein de joie, je le voyais triste, accablé. Ce n’était pas possible, qu’est-ce qu’on était en train de vivre ?

Pas une seconde de plus

«Beaucoup de gens étaient punis pour avoir tenu des propos non conformes, ou simplement parce que leurs familles avaient un passé “bourgeois”. La punition consistait souvent à leur imposer un métier sans rapport avec leur niveau de formation. Quand on prenait le tram, mon père saluait toujours le conducteur d’un joyeux “Salut Docteur !” Après la maturité, j’avais pris un job d’étudiante comme poinçonneuse de tickets. On se réunissait le matin dans une remise avant de prendre notre travail : une session de l’Académie des sciences, tant il y avait d’universitaires et d’ingénieurs ! L’humour et la dérision nous sauvaient. Un jour je suis tombée sur un de ces immenses panneaux de propagande où était inscrit : “Avec l’Union soviétique pour l’éternité.” Quelqu’un avait rajouté : “Mais pas une seconde de plus.”»

Le Printemps de Prague

«Tous les jeudis, les libraires recevaient les nouveautés et il y avait des files interminables devant leur magasin, l’ambiance était électrique tant nous nous réjouissions de découvrir des écrivains jusque-là interdits, des philosophes, des sociologues, des historiens… Nos professeurs s’engageaient courageusement devant des auditoires bondés. Nous étions affamés d’apprendre. Les universités étaient des lieux exceptionnels de liberté car en principe la police n’avait pas le droit d’intervenir dans leurs murs. Lorsque nous avons passé notre examen de marxisme-léninisme, nous avons organisé une fête par affiches où était écrit : “Apportez des saucisses et les œuvres de Karl Marx”. Le sous-entendu, c’était : on va faire griller les premières en mettant le feu aux secondes… Même atmosphère lorsque nous allions écouter des artistes qui se produisaient dans les innombrables pièces de théâtre et comédies musicales se jouant à Prague. Saturés d’œuvres chorales patriotico-marxistes, nous adorions les nouveaux chansonniers qui savaient faire passer un message de liberté dans leurs couplets subtils, apparemment inattaquables idéologiquement, où tout était exprimé par allusions. Nous étions devenus très habiles à lire le sous-texte qui échappait à la censure. Ça aiguisait l’esprit, et on jubilait quand on sentait que toute la salle avait compris !»

La fin du printemps

«Le 21 août 1968, en vacances à Naples, stupéfaction. Les grands titres des journaux annoncent : Praga sta morendo ! (Prague se meurt !). Photos du Musée national criblé de balles et des chars au centre de Prague. L’impensable a eu lieu : les armées du pacte de Varsovie ont envahi le pays. Nous sommes à l’auberge de jeunesse. Plusieurs de nos jeunes compatriotes discutent fiévreusement. Un garçon résume la tristesse et la colère qui montent : “Moi, rentrer ? D’accord, mais alors sur un char américain !”

Un accueil sans réserves en Suisse

«Nous avons fait une liste des destinations qui paraissaient possibles et qui, spontanément, nous séduisaient. La Californie, l’Australie, l’Autriche, l’Allemagne. Et nous avons instinctivement placé la Suisse en haut de la liste. On essayerait d’abord Zurich, et peut-être la Suisse romande ou le Tessin si nous n’arrivions pas à nous acclimater. Nous nous sommes rendues à l’Ambassade de Suisse et nous avons expliqué notre cas. Ils ont tout de suite accepté de nous aider et nous ont assuré que la Confédération nous accorderait une bourse d’études.»

L’identité, c’est quoi ?

«L’identité ne devrait jamais être quelque chose de réducteur. Je suis née en 1947 : la petite fille qui voyait le jour appartenait à cette Mitteleuropa qui réunissait les cultures slaves, germaniques, juives. Et même latines : mes amis italiens racontent que lorsqu’ils viennent à Prague, ils passent d’abord par l’étranger (l’Autriche) avant de se retrouver chez eux à cause de l’architecture, de tous ces magnifiques bâtiments construits par leurs compatriotes ou par les Tessinois ! A peine une année après, en 1948, les communistes ont pris le pouvoir et ils ont fait de cette petite fille une “ressortissante du bloc de l’Est”. Une assignation à résidence. L’héritage, la culture, c’est ce qui m’a permis d’y échapper. Après 1968, le lien que je gardais avec mon pays d’origine a été empreint de nostalgie et de tristesse, parce que je pouvais penser que ce pays adoré, je l’avais perdu pour toujours. Jusqu’à la libération de 1989. Aujourd’hui, tout est différent : je me sens heureuse de vivre avec mes deux cultures, de voyager librement de l’une à l’autre, de les aimer chacune pour ce qu’elles ont de meilleur.»

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Zaira

Une menace claire

«Dis à ton pasteur d’arrêter ses revendications. Son dossier est arrivé sur mon bureau et j’ai l’ordre de l’envoyer au ministère de l’Intérieur à Caracas. Nous avons également reçu l’ordre de l’emprisonner s’il devait participer à une autre manifestation contre le gouvernement.» Ce message a été envoyé à un ami de Danilo travaillant à la sécurité militaire de Caracas. Zaira se souvient : «La menace était parfaitement claire : nous n’avions plus d’autre choix que de quitter notre pays.»

Zaira et Danilo

Ils ont la foi. Une foi inébranlable. Ils sont tous les deux pasteurs et docteurs en théologie. Lorsqu’ils décident de se marier, elle a dix-neuf ans et lui vingt-et-un. La cérémonie réunit plus de 400 personnes, le jeune couple compte beaucoup d’amis et de connaissances dans le milieu évangélique et académique. Zaira rayonne dans la robe confectionnée par sa mère. Son oncle leur a offert un veau qui a permis de faire un magnifique barbecue.

Reconnaissance envers la Suisse

«L’aide reçue n’a pas été que financière, mais aussi morale et émotionnelle. Ce soutien nous a aidés à entrer en douceur dans notre nouvelle vie. Nous avons envers la Suisse une dette immense, nous faisons tout ce qui est possible pour mériter cette confiance, nous sommes convaincus que l’intégration passe avant tout par l’apprentissage du français. Notre espoir est de pouvoir subvenir seuls à nos besoins. Si nous acceptons avec reconnaissance d’être aidés par les services sociaux, nous rêvons du jour où nous payerons seuls notre loyer.»

La cause des femmes

«Dans le cadre de mon doctorat en théologie, j’ai travaillé sur l’autonomisation des femmes. J’ai étudié leur situation dans le monde entier. Nous, les femmes, nous souffrons de beaucoup d’inégalités et d’injustices. Où que nous soyons, les femmes sont toujours plus pauvres que les hommes, même en Occident. La femme porte la charge psychologique et sociale de toute la famille ; c’est elle qui pense à remplir le frigidaire, à prendre rendez-vous pour faire vacciner les enfants, à leur acheter une nouvelle paire de chaussures. Elle gère la maisonnée souvent seule, elle s’appauvrit financièrement davantage que les hommes. Cette situation m’indispose et m’attriste, mais je suis forcée de reconnaître que c’est la vérité.»

La grève des femmes

«A Genève, j’ai participé à la grève des femmes, celle du 14 juin 2019. Elles avaient quitté leur travail pour manifester leur colère à 15h 17, l’heure à laquelle leurs salaires se font distancer par ceux des hommes. Ces femmes courageuses se sentaient bloquées dans leur progression sociale, diminuées, souvent épuisées. J’ai pu sentir leur frustration, leur rage aussi. Que de sentiments négatifs… J’étais choquée, je me suis dit : “Ce n’est pas possible, on est en train de vivre ça en Suisse… !” J’essayais de rester calme, de ne pas me laisser contaminer par la haine. Le lendemain, il y a eu un terrible orage. Comme si la colère de toutes ces femmes résonnait dans le ciel.»

Les violences de genre

Zaira a rejoint Grenade avec son mari. Une autre surprise de taille l’attend; elle qui pensait avoir vu le pire, elle découvre l’impensable. «Au centre de Grenade, explique-t-elle, on trouvait des panneaux, comme d’immenses enseignes publicitaires, sur lesquels la municipalité annonçait le nombre de meurtres perpétrés sur des femmes. C’était affolant. J’ai participé à des assemblées de parents préoccupés par ce problème. Je voyais des pères inquiets pour leur progéniture. Il fallait éduquer la population, la rendre consciente que de tuer une femme n’est pas acceptable.»